Cette langue que je n’ai pas choisie

D’après Agota Kristof « L’analphabète »
Jeu : Micha Herzog
Mise en scène : Vincent Rouche

Impressions Philippe Barailla et Patrice Vatan
Photos JYL

Micha Herzog - Cette langue que je n'ai pas choisie

Cette langue que je n'ai pas choisie

Par Philippe Barailla 
Cette pièce est une adaptation du récit autobiographique d’Agota Kristof, romancière, poétesse et dramaturge suisse d’origine hongroise, intitulé « l’Analphabète », rédigé en 2008 et 2009.
L’auteur parle par la voix de Micha Herzog, seule sur scène, dont le jeu fluide et naturel, intériorisé, léger en apparence, bouillonne de passions contenues. Elle raconte les péripéties de son existence toute entière tournée vers la lecture et l’écriture, ses dons précoces, son départ forcé pour un pays étranger lors de l’insurrection de Budapest en 1956 (elle a alors 21 ans). Cet exil a pour elle une conséquence inattendue et terrible : elle perd l’appartenance à un peuple, et elle ne pourra plus jamais utiliser sa langue natale. Ayant obtenu la double nationalité suisse et hongroise, elle se sent pourtant apatride de coeur et de langage.
Elle qui lisait brillamment à quatre ans se retrouve dans une situation inconcevable : elle devient analphabète. Elle arrive à parler français tant bien que mal, mais ne peut ni le lire ni l’écrire. Son existence devient insipide, désertique, entre son travail répétitif à l’usine et les tâches ménagères, détachée du cordon ombilical qui la reliait à sa passion.
Bientôt, dans un sursaut désespéré, elle prend des cours organisés pour les adultes réfugiés, découvre avec émerveillement la littérature francophone et reprend sa plume, elle se met à écrire et devient une romancière reconnue dont l’oeuvre maîtresse, « le Grand Cahier », fut traduite en dix huit langues et adaptée au cinéma.
Une idée originale des metteurs en scène : les cothurnes (chaussures hautes des tragédiens antiques) dont la migrante est chaussée lors de sa marche vers l’exil, sont en forme de livres ; gênants mais indispensables,
ils ralentissent ses mouvements, un peu comme les ailes de géant de l’albatros de Baudelaire.
par Patrice Vatan

Un texte rare rempli de gemmes, de ses pépites qui font le sel de la langue française, comme l’on dit d’une terre rare aux métaux précieux, l’Analphabète de Ágota Kristóf.
Hier soir sur la scène du Garage Théâtre d’où elle sortait de résidence, Micha Herzog s’emparait du récit autobiographique de l’écrivaine hongroise émigrée en Suisse, le tordait de son propre vécu.
« Cette langue que je n’ai pas choisie », titre de son spectacle, met en scène le combat mené par Ágota Kristóf, passionnée de lecture dès sa tendre enfance hongroise, pour apprendre une langue dite « ennemie », le français, à son arrivée en Suisse, à Neuchâtel, pays qu’elle a gagné à pied en passant par l’Autriche, fuyant la révolution de 1956 qui secoua son pays natal.
Déracinée, dépossédée de son idiome intime, contrainte de travailler à la chaîne dans une maison horlogère moins glamour que les pubs pour des garde-temps dans le Figaro, la jeune Ágota apprend le français mot à mot, suant à chaque entrée du dictionnaire.
À force de persévérance, elle accouche d’un texte, Le Grand Cahier, qu’elle envoie dans sa naïveté touchante aux trois grands éditeurs parisiens, Gallimard, Grasset et Le Seuil, le fameux triumvirat Galligrasseuil. C’est la dernière syllabe qui lui répond, et l’édite. Il deviendra son chef d’oeuvre, traduit en 37 langues
Sur une mise en scène dépouillée mais pleine de sens, enrichie, une fois n’est pas coutume, par un effet de fumée renvoyant au brouillard culturel et linguistique où est plongée Ágota Kristóf, avec une pluie diluvienne lui répondant en écho sur le toit du Garage Théâtre, Micha Herzog rendait, à travers l’itinéraire hors norme de son inspiratrice, le plus bel hommage possible à la langue française, la langue que choisissent – ou pas – les Ágota Kristóf d’aujourd’hui.